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Romance
 
Fallait s'imaginer que Gilles avait les yeux bleus pour que l'histoire commence. Nous étions assis tous les quatre. Y avait-il une table? Oui, mais seulement si Gilles avait les yeux bleus. Et le bouquet sur la table, évidemment, n'était là que s'il y avait une table.
 
Alors dans l'histoire où Gilles a les yeux bleus, où nous sommes quatre devant une table sur laquelle il y a un bouquet, il y a aussi une grand-mère assise dans un coin. Gilles est mon frère, les deux autres personnes, son père et sa mère. Cela est une romance, car en vérité, Gilles n'a pas les yeux bleus. Mais comme nous l'avons choisi différemment qu'en réalité, il y a une table, un bouquet et une famille.
 
Dans la cuisine, j'avais le beau rôle. Gilles venait d'apprendre à la famille qu'il était amoureux de sa petite soeur et que j'en étais enceinte. Personne ne me blâmait, j'existais à peine. Personne ne questionnait non plus quant à la façon dont tout cela s'était déroulé. Personne ne s'intéressait à notre histoire d'amour, la seule chose qui semblait préoccuper, c'était le fait qu'elle n'aurait pas dû avoir lieu, et cela préoccupait en silence. J'avais décidé d'une histoire qui défie la tradition.
 
Quand je me suis aperçue pour une première fois que mon frère posait sur lui-même, sur son corps, un drôle de regard, que nous étions à courir dans le bois et que j'avais moi-même un feu dans le bas du ventre, j'ai commencé à mettre sur papier mon conte, à mettre sur les feuilles d'automne tombées mon bassin, plus haut ma jupe, plus bas mes mains, puis j'ai empoigné le désir de Gilles que j'imaginais déjà avec des yeux bleus.
 
Il n'y a pas eu, sur son visage, la contradiction que l'histoire suppose. Il n'a pas hésité, même si mon invitation le brusquait sûrement. Peut-être aurait-il préféré prendre de force ce que je lui offrais à coeur ouvert.
 
Nous n'avons pas cherché les baisers d'amoureux, plutôt, nous avons trouvé le toucher des amants. Il ne caressait pas mes seins, il les pelotait fortement en attendant que le plaisir en sorte. Son pénis n'a pas tâté longtemps mes lèvres, les grandes et les petites, enfin celles d'en bas. Son pénis, je m'en souviens, je l'ai aimé. J'ai bougé, mais peu, dans la sueur de la terre qui pourrit. Gilles me tenait tout en se préoccupant difficilement de moi, du fait que j'existais plus loin que ce bout de chair qui s'ouvrait sous lui. Et il est entré en moi.
 
La terre m'accueillait comme j'accueillais Gilles. J'étais coincée entre la force de l'homme et celle de la terre qui le fait pousser. J'étais un animal qui jouissait et perpétuait son sang, sa race comme il le fait de la vie qui berce tout, mais dont on n'a souvenance que de la croûte et du ciel. La peau de mes fesses, mes fesses et mon dos savouraient la croûte et je regardais le ciel, j'arrachais des herbes du bout des doigts en criant un cri qui venait de plus loin que mes poumons.
 
Plus tard et péniblement, on décidera que Gilles allait être le père de l'enfant. La vie ayant fait, semble-t-il, déjà trop d'orphelins. Et on, c'était le décor et son écoumène; c'était la table, le bouquet, les chaises. Les yeux de Gilles aussi, parce que je m'y accrochais encore.
 
Papa, donc, n'a rien dit ce soir-là. Encore, aurait-il fallu qu'il crût à toute l'histoire. J'étais tellement laide qu'il ne pouvait s'imaginer que son fils, qui n'était rien de moins que son image, ait pu avoir envie de moi. Ma mère et ma grand-mère me trouvèrent du coup, vicieuse et laide. Cela leur fut tellement insupportable que, non seulement elles ne dirent plus un mot, mais elles semblèrent ne plus rien voir. Le lendemain, j'entendis le silence de papa disparaître.
 
- Pourquoi veux-tu la défendre? Avec qui a-t-elle couché?
- Avec moi, papa.
- Arrête tes sottises, on ne couche pas avec sa soeur, on ne peut pas la désirer, c'est impossible. Es-tu sûr qu'elle est enceinte?
- Ben. Elle me l'a dit.
- Elle est menteuse. Tu te risques pour rien. Ça n'a pas de sens. Avec combien de filles t'as couché? Combien, avant de baiser ta salope de soeur?
- Aucune.
- C'est elle qui t'as montré. Et qui lui a montré à elle, le cheval! Ça n'a aucun sens, vous ne connaissez rien . Pourquoi veux-tu la défendre?
 
La discussion a repris son cycle. J'ai repris le mien; j'ai couru dans le bois et j'ai refait, avec mes mains, l'amour que l'on ne m'avait pas encore redonné. Je suis restée dans le bois tout le jour, pour combler le mois que j'avais passé seule. Mon frère avait eu peur de moi. En plus, je savais qu'à la maison, on décidait de choses qui me concernaient, qu'il valait mieux que je n'y sois pas. La nuit venue, j'allai rejoindre mon frère. Il ne dormait pas.
 
- C'est vrai que tu es enceinte?
 
J'ai fait signe que oui, avec beaucoup d'assurance, mais je ne savais pas. Seulement, j'avais peur qu'il ne veuille pas m'aimer une deuxième fois. J'ai mis mes jambes près des siennes et sa main, sur mon sein, puis j'ai laissé aller son corps. Nous étions gamin et petite fille. J'ai cherché la terre, l'herbe, la croûte sous mes fesses, mais il n'y avait que des draps. Je me suis résignée à mon frère, et je lui ai touché le dos. Nous avons alors recommencé; il est entré en moi.
 
Nous étions à la fin de l'automne. Maman me disait que mon ventre allait grossir et grand-maman qu'il allait falloir le cacher. Je ne voyais plus mon frère. On l'avait envoyé chez un oncle. Papa s'ennuyait et s'en plaignait. Parfois, même devant moi, il demandait à maman pourquoi ce n'était pas moi qu'on avait envoyé plutôt que lui. Après tout, lui ne portait aucune séquelle de la chose. Papa voulait dire que mon ventre était une séquelle.
 
J'espérais souvent que mon frère revienne, mais je ne savais pas trop pourquoi. Je me touchais en pensant à lui et je le cherchais alors davantage. L'hiver arrivait, et les draps seuls ne remplaçaient ni la terre, ni l'herbe, ni le bois. Depuis que Gilles était parti, il y avait peu de dialogue à la maison. Je me souviens avoir essayé de parler à ma grand-mère un après-midi où il n'y avait que nous. Elle n'a pas voulu. Elle m'a dit qu'elle ne pouvait rien pour moi, que j'étais mal engrossée, qu'il n'y avait plus qu'à me taire et prier.
 
Le silence me tenait compagnie. Je le brisais parfois pour imiter le chant des oiseaux, mais il revenait toujours.
 
Nous n'avions pas besoin, chez moi, d'être à une époque particulière pour être fermés et bons prisonniers. Autour, le monde, l'univers avaient l'air libre. Mais nous, nous n'avions été libres que de choisir quel aspect prendraient les choses; encore, quelle couleur auraient les yeux de notre malheur. Le décor a toujours été là, la souffrance aussi. On n'avait qu'à déplacer les objets, à changer le vide pour un bouquet hideux, à imaginer une couleur pour des yeux.
 
J'étais enceinte de sept mois. Mon ventre étais gros pour la dernière fois. En montant l'escalier qui me menait à ma chambre, je sentis mon ventre comme s'effondrer. Quelque chose de faible, de presque mort allait en sortir. Je ne forçais ni pour retenir cette chose, ni pour l'évacuer. Étendue sur le dos, je ne trouvais qu'à caresser mes lèvres, les grandes surtout, de peur qu'elles se déchirent. En les touchant, elles devenaient plus tendres pour que glisse de moi, avec l'élan de l'inévitable, un bébé qui n'en était pas encore un. Il vivait pourtant, je le sentais. Je n'avais rien à lui donner et comme j'étais seule, comme l'enfant vint au monde sans y trouver de mère, il mourut. Si seulement il avait su attendre l'été, il aurait connu l'herbe et vécu.
 
J'ai tenté de ne pas faire de bruit, mais en moi, il ne restait plus rien de mon frère et j'avais mal. Je crois avoir gémi.
 
Je ne dormis pas de la nuit, je mêlais le silence à des faux chants d'oiseaux et je veillais.
 
Le lendemain, il n'y avait plus de bouquet sur la table. Nous étions assis en son absence. Il y avait cependant un enfant mort dans un coffre de bois. J'existais, patiente de vieillir. La romance était terminée. Je n'inventais plus rien. Un cadavre sur la table figeait le décor, jusqu'à en oublier la couleur et les yeux de Gilles.
 
 
©Catherine Léger, 2002