vues en coupe
 
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Week-end mortel
 
Vendredi, 20 heures.
 
Tout cela exhalait l'ennui. Banlieue propre, quartier calme, récemment créé pour les besoins de jeunes couples néo-bourgeois en mal de verdure, pelouses policées, stores mécaniques et clôtures blanches. La maison ne dérogeait pas à cette impeccable normalité: des petits rideaux à chaque fenêtre pour camoufler les issues, la télévision et la vidéo cachées dans des caricatures de mobilier rustique, une décoration coûteuse mais insignifiante, des tableaux ruraux luxueusement encadrés. Somme toute, l'habituelle glorification du vulgaire. L'ordre était évidemment parfait, cependant parsemé d'obstacles étudiés pour crier l'humaine condition (un journal négligemment ouvert sur le guéridon, des fleurs posées devant la fenêtre, elle aurait pu décrire tout cela les yeux fermés).
 
Christine étouffa un bâillement, à défaut d'étouffer la maîtresse de maison. "Ça va être mortel". Elle sourit. En règle générale, elle ne souriait d'ailleurs qu'à ses propres plaisanteries. Economie de temps, économie d'énergie.
 
Vendredi, 22 heures.
 
La soirée avançait et les plaisanteries privées avaient remplacé les civilités. Les talents s'étaient tout naturellement répartis autour de la nappe: Lydia, l'hôtesse, trouvait les sujets de conversation; Hervé, l'hôte, veillait à remplir les verres; Tony, l'obligatoire cousin brave type, lançait à un rythme de métronome des blagues correctement graveleuses. Christine mangeait, se taisait, et décochait régulièrement des coups d'escarpin au chien. Non, elle n'était pas l'amie qu'il avait toujours cherchée au long de son existence canine et baveuse.
 
Quant à Francis, son contact, il se contentait d'être béat. Se faire inviter par ce gentil imbécile avait été d'une facilité prévisible.
 
Le repas était assez satisfaisant, mais quelques parcelles d'ennui apparaissaient néanmoins, çà et là. Trop d'artifices. L'espace était barré de petits objets et de petites précautions culinaires qui formaient un nuage de superficialité, assez pénible, entre Christine et son appétit.
 
Samedi, 10 heures.
 
La nuit s'était déroulée selon les prévisions, et Christine s'était pliée sans émotion, mais avec les gémissements adéquats, aux étreintes enthousiastes de Francis. Règle n°6: "Tout contact doit recevoir compensation avant l'accomplissement du contrat".
 
La salle de bain, assez coquette, se trouvait à l'étage, à côté de la chambre. Christine étudia rapidement son image dans le miroir. Elle aimait peu le look "Feux de l'amour" qu'on lui avait imposé cette fois. Rien ne valait le grand classique Quai des Brumes, imper ciré et béret sur la mèche platine. L'avantage était que son brushing bétonné ne bougerait pas de tout le week end.
 
A peine était-elle sortie de la douche qu'elle entendit Lydia de l'autre côté de la porte. "Il ne fallait pas utiliser cette douche là! J'aurais dû vous prévenir...". Dans sa voix, on sentait que, plutôt que de se sentir coupable comme elle le prétendait, l'hôtesse la haissait déjà en secret. Christine ouvrit la porte et exposa poliment son incompréhension. "Personne n'utilise cette douche. La céramique est belle, il ne faut pas la gâcher, et les robinets sont neufs. Si nous vendons la maison un jour, autant la conserver comme neuve..."
 
L'espace d'une seconde tentatrice, Christine entrevit le visage de son hôtesse, atrocement défiguré par une giclée d'acide, sourire grimaçant sur des gencives dénudées. Elle se maîtrisa. Un contrat est un contrat. Et entreprit de nettoyer la salle de bain.
 
Samedi, 11 heures.
 
Elle avait frotté, récuré, poli et s'était cassé un ongle. Détestable.
 
Quelques longueurs de piscine eurent presque raison de la mauvaise humeur qu'elle sentait poindre. Il suffirait d'un café et tout serait aussi parfait que ce pouvait l'être.
 
Francis lui barra le chemin de la cuisine avec une célérité inquiète: "Tu as pensé à nettoyer la piscine?"
 
Christine apprit alors ce que signifie nettoyer une piscine. Retirer le filtre, le vider, repêcher les débris organiques qui jonchaient la surface, dont la chute depuis les arbustes alentour ne pouvait bien sûr être due qu'à son crawl vigoureux.
 
Francis l'aidait, tout en se justifiant avec des "Nous sommes les invités, quand même...". La vision de son corps, livide et gonflé d'eau, flottant mollement sur la surface bleue débarrassée de tout autre déchet, l'aida à le supporter jusqu'au moment où elle put enfin boire son café.
 
Une pointe de paranoïa naissante la dissuada de manger un toast. Elle redoutait d'avoir à passer l'aspirateur de la cave au grenier.
 
Samedi, 16 heures.
 
Ils avaient bien entendu déjeuné sur la terrasse, sous un soleil implacable.
 
A la prévisible salade composée s'étaient ajoutés les non moins prévisibles gambas grillées et l'encore plus prévisible rosé bien trop glacé. La conversation avait tout aussi prévisiblement roulé sur le prochain grand prix de Formule 1, les charmes comparés de la Côte d'Azur et de la Bretagne, le prix absolument fou de l'immobilier et les dérapages du gouvernement, ce dernier sujet scandé par des "tsss tsss" prudents de la maîtresse de maison. Aussi inutile que pesant. Ce contrat ne valait pas l'effort que Christine fournissait.
 
Elle n'avait pas plus tôt bu son café et éteint sa cigarette qu'Hervé s'était précipité pour prendre le cendrier et aller le laver frénétiquement dans la cuisine, avant de l'essuyer, puis de le reposer en lui lançant un regard lourd. Elle avait résisté, cette fois encore, à la vision du cendrier (propre) creusant un trou superbe dans le front de son hôte, et était rentrée dans le salon.
 
Samedi, 18 heures.
 
Elle avait bien mis une demi heure avant de trouver la télécommande de la télévision, qui se cachait dans un faux livre en bois, d'une atrocité qui touchait à la perfection. Elle s'était enfin assise sur le divan en retirant l'immonde imitation de toile de Jouy qui le recouvrait. Maintenant, elle n'avait plus qu'à tuer le temps. Elle sourit encore.
 
Tony surgit alors et se mit à vrombir qu'il fallait mieux pour elle que Lydia ne l'ait pas surprise, et que, au cas où elle serait devenue aveugle, qu'il s'agissait d'un divan en cuir et que personne, pas même le Christ s'il venait à apparaître dans cette pièce, ne devait s'y asseoir sans que la toile soit installée.
 
Christine se concentra sur l'ongle de son medius gauche, mais la vision du cousin en bovin emmené à l'abattoir n'y suffit pas. Elle leva un doigt vers le ciel, soupira "c'en est trop" et regarda fixement Tony, le noyant dans ses yeux clairs: "Voyez, toute chair est comme l'herbe... Hélas! L'herbe se flétrit et la fleur se fane". Un éclair brutal déchira le ciel verdissant de cette fin d'après-midi.
 
Samedi, 20 heures.
 
Elle avait accompli son contrat en fredonnant. "Denn alles Fleisch es ist wie Gras. Und alle Herrlichkeit wie des Grases Blumen... Das Gras is verdorret, und die Blume abgefallen...". Le Deutsches Requiem de Brahms convenait toujours à ces moments là. Elle enfilait son imperméable ciré quand son portable émit un grelottement insistant. Elle haussa les épaules. Elle savait qu'elle avait outrepassé les termes du contrat. Elle subirait une semonce, bien entendu. Elle osait espérer que la punition n'irait pas jusqu'à rejoindre une brigade d'agents spécialisés dans les catastrophes à grande échelle. Elle avait toujours préféré travailler seule.
 
- Oui?
- Vous savez que vous avez enfreint...
- Oui.
- Le terme n'était échu que pour le contact qui vous était signalé. Vous voudrez bien, dorénavant, respecter vos...
- Oui, bien entendu. Mais la situation était un peu spéciale. Je me maîtriserai mieux à l'avenir. Autre chose?...
- Sortez. A huit maisons à droite, de l'autre côté de la rue. Contentez-vous de sonner. La grand-mère s'écroulera.
 
Elle éteignit son portable avec un sourire mince. Elle s'en tirait bien cette fois.
 
Pas d'accident de voiture, pas de tremblement de terre, pas de catastrophe à orchestrer. Rien qu'une petite mort naturelle, toute simple. Christine noua la ceinture de son imperméable, vérifia d'un geste que son béret était bien posé sur son front, ouvrit la porte au chien et traversa la rue en fredonnant le Requiem.
 
Lydia ne s'inquièterait plus pour la salle de bain. Le tuyau de la douche lui offrait un collier high-tech, inattendu et définitif. Francis faisait comme prévu un noyé très acceptable. Tony gisait sur le divan, l'immonde imitation de toile de Jouy profondément enfoncée dans la gorge. Quant à Hervé, il n'aurait plus jamais à se préoccuper du cendrier. Christine l'avait nettoyé, après.
 
©Vues en Coupe, 2002